Archipride

De la valeur des sens.

Jacques Anglade, parrain de la promotion 2014-2015

Extrait de l’intervention de Jacques Anglade, parrain de la promotion 2014-2015 des Jeunes Inscrits au tableau de l’Ordre d’Aquitaine, le 10  avril 2015 lors de l’Archipride, assemblée annuelle des architectes.

Le monopole de la vue

Nous naissons, pourvus de sens : toucher, ouïe, odorat, goût, puis nous ouvrons les yeux, et voyons. Mais voilà : Les sens ont été peu à peu expulsés de nos projets, au profit d’un seul.
Dans nos métiers, qui parle d’un bâtiment doux à toucher ? Pourtant en Extrême Orient, on touche un bâtiment autant qu’on le regarde : le plancher des pieds, les parois et les poteaux des mains.
Qui parle d’un bâtiment au son agréable, alors que les espaces urbains italiens sont autant des ravissements sonores que visuels, il suffit de fermer les yeux pour l’entendre.
Qui parle d’un bâtiment délicieusement odorant, ou délicieux tout court, à croquer, à l’instar du Palais de Dame Tartine ? Là encore, mieux vaut fermer les yeux, pour humer, pour goûter.

Sans doute que ces sens se prêtent moins facilement à la théorisation et à l’abstraction que la vue. Sans doute que notre culture s’est basée sur la construction d’une spéculation abstraite, et non sur une relation avec le vivant.
Ainsi, sommes-nous maintenant gouvernés par les normes, par ceux qui les édictent et par ceux qui les appliquent (ce sont parfois les mêmes) : aux sens, le discours scientiste et le pouvoir se sont substitués. Et voici une des causes de la crise de la maîtrise d’œuvre aujourd’hui.

L’écoute des matériaux

Oui, les matériaux nous guident et nous parlent, comme la brique parlait à Louis Kahn. Leur histoire n’est-elle pas édifiante à elle seule ? Elle se confond avec la nôtre :Il y a ceux de toujours, la terre, dont nous sommes formés, à en croire la légende, et où nous retournerons : meuble, fragile, comme nous.

Le bois, notre frère vivant, j’y reviendrai : de la lumière conservée sous forme de vie.
La pierre calcaire, elle aussi venant de la vie, vie lointaine et secrète chez le marbre, vie tellement présente dans le calcaire coquillier, comme ici à Bordeaux ou en Dordogne. De l’eau et du soleil concrétisés et mêlés un jour en volutes ou conques.
Toutes les pierres, les rudes et les douces, les volcaniques…
Le verre, qui n’est que de la terre portée à l’incandescence, du feu conservé sous forme de lumière. Le papier, qui n’est que du végétal, fait de lumière, et retourné lumière.

Et puis, il y a ceux venus avec la révolution industrielle, qui a choisi des matériaux en rapport avec l’organisation de la société et des rapports humains :
→ la fonte, que l’on coule, lui donnant forme dans un moule.
→ l’acier, que l’on extrude ou que l’on lamine.
→ le béton, que l’on moule aussi, après avoir fait passer par le feu le ciment.
Tous ont des destins que l’on peut, hélas dans certains cas, comparer aux nôtres.

La résistance des matériaux

Un mythe hante nos jours : celui du progrès. Le passé est jeté aux orties. Nous n’allons pas revenir à la bougie, à l’âge de pierre, entend-on.
Y revenir non, mais y rester, pourquoi pas ?

L’abus de progrès, ce serait sans compter sur la résistance des matériaux, celle de la pierre, mais aussi celle du bois. Sans compter sur leur résistance aux intempéries des modes, aux propagandes des lobbies.

Qui aurait parié, il y a 40 ans, sur le bois ? Une poignée de gens en rupture de ban, sentant confusément que ce qui portait racine pouvait un jour renaître, fut-il coupé, brûlé, détruit.

Cela n’a pas suffi : il a fallu que le bois résiste aussi à des politiques décrétant son usage moral, ou politiquement correct, sans se soucier pour autant d’en organiser la production ni l’enseignement de son usage.
Enfin, qu’il résiste à son emploi comme matériau emblème du « green washing ».

Cette résistance du bois nous sert, en plusieurs sens. Elle nous sert d’appui : comme le disait Stravinsky : « si rien ne m’offre de résistance, tout effort est inconcevable ».
Elle nous prémunit donc, dans un premier sens immédiat, et dans une certaine mesure, contre les risques d’une mauvaise conception : le bois pardonne beaucoup, et prévient avant de rompre.
Plus largement, s’inspirant de Tadao Ando disant combien la pratique de la boxe lui avait servi dans son métier d’architecte, on peut concevoir la construction comme un art martial : la force de l’autre, sa résistance nous sert. La rétivité du bois nous enseigne donc à suivre ses veines. Nous ne sommes pas en train d’informer une matière indifférente, mais de collaborer avec une matière vivante.

Cette matière, que notre anthropomorphisme nous a appris à voir comme à notre service, est en fait première, là avant nous, après nous aussi sans doute : la voir comme telle change les perspectives.

L’animisme

On appelle «  animisme  » l’attitude consistant à attribuer aux choses une âme analogue à l’âme humaine (selon le Dictionnaire de la Langue Philosophique de Foulquié, PUF, 1969).

C’est un respect, mais aussi une familiarité avec ce qui nous entoure, animal, végétal, et même minéral. Nombreuses sont les cultures animistes un peu partout : Amérique latine, Japon, Afrique… Partout, elles ont développé des savoir-faire basés sur la connaissance, ou plutôt co-naissance, des matériaux.
Indiens de Cuzco, Japonais de Nara ou d’Isé, vous tous dont les savoirs et les savoir-faire nous demeurent mystérieux tant que nous essayons de les comprendre à l’aune de nos connaissances à nous, mais qui s’éclairent d’un autre jour si l’on envisage les rapports secrets entre hommes et matière. Ces rapports secrets, qui existent dans les sociétés animistes, rendent possibles d’autres formes de collaboration.

Faute de pouvoir — comme les anciens Crétois — installer l’âme d’un arbre dans une colonne, nous pouvons en prolonger l’esprit : c’est le sens du rite ancestral consistant à dresser un « arbre de vie » au faîte de la charpente, une fois celle-ci achevée.
Aller plus loin, cela suppose de retrouver les logiques de ces sociétés, à défaut d’en épouser les croyances : logiques passant par une écoute attentive de la matière, d’où peut émerger une certaine complicité.
Mais qui suppose aussi un autre rapport avec son corps. 

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