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Un concours de circonstances de Amy Waldman

Boubacar SECK, architecte , architecte

Après quatre mois et cinq milles dossiers anonymes étudiés pour choisir un mémorial en hommage des victimes du 11 septembre, alea jacta est ! Le jury a décidé. C’est Claire Burwell, une représentante influente des victimes qui a fait basculer la décision du côté du projet du Jardin. Un rectangle ceint d’un mur blanc de 10 m de haut sur lequel seront inscrits en caractères noirs les noms des victimes.

Longtemps, le jury a débattu autour de deux projets finalistes : Le Vide et le Jardin. Ariana Mantagu, sculptrice de renom a défendu bec et ongles, le Vide représenté par un volume de granit noir dont les « propriétés verticales » faisaient écho à celles de Manhattan.

« La tradition du jardin à la française n’est pas le nôtre » dit-elle dans un jeu de mots subtil.

La veuve Burwell qui a eu in extremis le dernier mot a poussé le Jardin Blanc dont les feuilles d’arbres sont des éclats de verres des Twin Towers renvoyant au besoin d’apaisement de la Nation.

Le lauréat, loin d’être une belle surprise, est une troisième explosion deux ans après les avions s’encastrant dans la résille métallique des deux gigantesques parallélépipèdes de verre.

Le dossier n° 4879 qui comporte le nom du lauréat passe de main en main. Il y eut des raclages de gorge, des hoquets, des « hum » et un « Bordel de merde ». L’architecte s’appelle Mohammad Khan, il est musulman.

Sur proposition de son président Paul Joseph Rubin, le jury tente de se donner un peu de temps. Mais le secret ne tiendra pas longtemps. Alyssa Spier, journaliste au Daily News où son rédacteur en chef lui interdit de publier l’information, passe au New York Post rien que pour balancer son scoop. Le pays, comme la corolle de flamme des tours jumelles, s’embrase de nouveau.

« Un concours de circonstances » n’est pas qu’une guerre de style et de sens à donner à un mémorial. C’est également le récit d’une guerre civile froide amorcée depuis les années 2000 avec le choc George Bush – Al Gore et qui s’est poursuivie jusqu’à l’affrontement tout récent entre Barack Obama et Mitt Romney. C’est la confrontation entre les valeurs face aux principes, la liberté contre l’égalité. Mohammad Khan n’est juste que l’étincelle qui se promène dans cette immense poudrière. Son projet est un geste de paix pour les uns, de la tolérance stupide pour les autres. Et au milieu, les modérés qui s’interrogent :

→ Comment peut-on demander à notre pays de s’unir dans l’apaisement si même ce jury en est incapable ?

Amy Waldman traite avec tendresse et lucidité la question de l’identité américaine au centre de laquelle les migrants sont devenus l’enjeu. Tantôt, ils sont les sculpteurs de la statue de la Nation et le souffle de la réussite de cette promesse américaine. Tantôt, ils sont les boucs émissaires sources de tous les maux du pays. L’auteure explore en profondeur les complexités de la psychologie humaine, l’ambivalence du langage et la frilosité de nos dirigeants, l’ivresse de la prise de partie, les conséquences de nos choix.

Ses personnages semblent sortis de l’histoire toute actuelle. Elle terminait son roman quand un projet de Centre Communautaire Islamique près de Ground Zéro a suscité des réactions semblables. Des personnages si bien décrits dans leur psychologie, leur ambigüité qu’on a l’impression de les connaître. La veuve Claire Burwell incarne toutes les veuves du 11 septembre et des guerres récentes de l’Amérique. Alyssa Spier, journaliste shootée au scoop joue sur les dérives et manipulations de son métier. Mohammad Khan, architecte talentueux, ambitieux et orgueilleux, agacé par les insinuations des policiers devant les aubettes des aéroports, semble débordé par les événements. Il est né à Alexandrie (en Virginie) et se revendique laïc voire agnostique. Ariana Montagu, artiste de l’élite de la Nouvelle Angleterre règle ses comptes. Paul Rubin, petit-fils de paysan juif russe tente de sauver le concours par tous les moyens. Sean le frère d’une victime, rongé par une mauvaise conscience, essaye de redorer son blason. Asma, immigrée sans papiers élevant seule son enfant, nous mène dans l’inconscient de ceux pour qui le lendemain n’a aucun sens. Laila, avocate d’origine iranienne de Mohammad Khan dont l’affaire est une aubaine pour l’envol de sa carrière. Et tant d’autres… 
Un concours de circonstances, est bien le bûcher des vanités des années 2010. Mais au lieu du procès de la justice américaine, c’est celui de l’Amérique elle-même et de son avenir.

n°17 - nov 2012