développement durable

La fabrique métropolitaine

Jean-Marc Offner , directeur général de l’a-urba, (agence d’urbanisme bordeaux métropole aquitaine)

Bordeaux se rêve grande métropole européenne, durable et singulière. Dans le même temps, la question urbaine doit compter avec des bouleversements environnementaux, sociaux et économiques d’une ampleur inconnue. Y a-t-il dès lors place pour des stratégies territoriales inédites, qui sachent à la fois composer avec les facteurs exogènes des mutations urbaines et dépasser les solutions standardisées du prêt-à-porter technico-politique ?


La décision locale, entre acteurs et systèmes

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Sur la scène urbaine, il y a le Maire et l’Architecte­ ; et beaucoup d’autres ! Les responsables politiques, les techniciens et les concepteurs ont à composer avec les mille et un rouages de la fabrique de la ville : le cadre des programmes nationaux et la spécificité des histoires locales, les désirs des citadins et le poids des logiques économiques, la normativité des doctrines professionnelles et l’effet des technologies…

Rendre ces processus intelligibles accroît les marges de manœuvre de l’action publique. L’évolution des modes de vie et de sociabilité, la transformation des systèmes de production et de consommation, participent aux dynamiques territoriales. Une agence d’urbanisme peut, avec d’autres, ouvrir l’éventail des problèmes à traiter et des solutions à inventer.
Cela suppose, souvent, de changer ses lunettes et ses crayons, tant les manières de faire formatent les modes d’intervention. Ce « gouvernement par les instruments » procède moins d’un complot technocratique que d’une pesanteur des routines de travail. Un exemple en est fourni par la notion de partage modal (pourcentages respectifs des déplacements assurés par les divers moyens de transport), qui structure les tenants et aboutissants des politiques de mobilité. Cette façon de « modéliser » la question des déplacements est due à la facilité d’utilisation des chiffres issus des enquêtes-ménages, elles-mêmes liées à l’émergence dans les années 1960 de la notion de marché des déplacements, nécessaire pour faire comprendre que les transports collectifs pouvaient concurrencer la voiture, en attirant des usagers non « captifs ». Mais aujourd’hui, des variables comme la durée ou la vitesse des déplacements sont au moins aussi stratégiques que ce fameux partage modal. Histoire bien connue de l’ivrogne qui cherche ses clés sous le lampadaire…


Tous urbanistes

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Le designer de mobilier urbain, le promoteur de centre commercial, le géomètre-expert, le modélisateur de trafic automobile, le bailleur social, le journaliste de la presse quotidienne régionale, le développeur de logiciels de géo-localisation… chacun contribue aux mutations de la ville, par les discours, les méthodes et les objets qu’il élabore, par les représentations et les usages de la ville qu’il diffuse. Tous urbanistes ! Les habitants, parfois contraints, souvent malins, inventent aussi jour après jour l’espace urbain, à travers la diversité de leurs pratiques.

Il faut alors de la coopération et de la concertation pour que la gouvernance politique trouve à la fois légitimité et efficacité. Des objets de médiation sont à élaborer, pour faire se rencontrer ces multiples acteurs de la ville.
Il faut aussi faire évoluer les savoirs et savoir-faire. L’eau, oubliée au fond des tuyaux, redevient ainsi un enjeu d’aménagement majeur, parce qu’il convient de l’économiser, parce que l’imperméabilisation des sols la transforme en risque, parce que ses trames représentent un formidable outil de compo­si­tion des grands territoires. L’énergie redevient pareillement une question locale : la déréglementation (ouverture à la concurrence) et la diversification technique (énergies renouvelables, chauffage urbain) reterritorialisent un service jusqu’alors organisé sur le modèle du réseau national homogène. Les urbanistes ont alors à apprendre une intégration de ces sujets en amont des projets et des plans. L’outillage thématique et méthodologique doit s’étoffer.


Lieux et liens

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L’aménagement est affaire de grand projet, souvent­. Mais faire la ville ne consiste pas qu’à remplir les vides à coups d’édifices remarquables. Il s’agit aussi de réguler les multiples décisions des acteurs de l’urbanisme ordinaire, de planifier les occupations du sol. Il s’agit de mettre en œuvre des politiques publiques – pour l’habitat, l’environnement, les déplacements – avec les instruments du gestionnaire et pas seulement de l’investisseur.
L’urbanisme invisible — celui des liens entre les lieux, de l’interdépendance entre les territoires, des flux du quotidien — mérite attention. Il y est question d’ambiance, de paysage, de temporalité, d’urbanité, de mobilité. L’urbaniste se fait alors géographe, économiste, sociologue. Encore des compétences à acquérir ou renforcer !

Les temps de la ville

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"L’exposition « 40 ans d’urbanisme à Bordeaux "
à l’occasion du 40e anniversaire de l’agence d’urbanisme met bien en scène les enchevêtrements des cycles de la vie politique et institutionnelle, des histoires souvent longues de grands dossiers récurrents, des chronologies des évènements « marquants », du temps continu des mutations socio-économiques. Longtemps, l’État fut le maître des horloges. Entre mémoires identitaires et instantanéités médiatiques, l’action publique locale doit désormais trouver son propre tempo ; celui d’un développement durable qui sache valoriser les patrimoines sans obérer les capacités de mutabilité, proposer de nouveaux dispositifs socio-techniques tout en ménageant des transitions, inventer des manières inédites d’habiter la ville sans sacrifier la diversité des cultures urbaines. L’urbanisme est aussi affaire de synchronisation.

La fabrique métropolitaine a besoin de renouveler son outillage : inventer de nouveaux instruments, en emprunter à d’autres milieux professionnels. Sans ce travail d’aggiornamento de la boîte à outils, la ville risque d’être toujours en retard sur la société.

n° 9 - janv 2011